A few days earlier
Quatre quadra semblables à de grands adolescents avec leurs t-shirt des Who, des Ramones, et autres Stranglers. Le grand garage d'une maison dans la banlieue de Toulouse, et une reprise puissante et cacophonique de
I Wanna Be You Dog à en faire trembler les murs.
Dorian John martelait férocement les caisses de sa batterie, non sans exécuter de temps à autres, malgré le rythme effréné du morceau, une démonstration d'adresse en faisant tourner ses baguettes entre ses doigts.
Enfoncée dans un canapé à moitié dévoré par les mites, Patti couchée tout contre elle, Eve imitait son père, frappant les airs avec des baguettes imaginaires, secouant sa tête comme pour mieux apprécier le son qui lui hurlait dans les oreilles, ce qui n'était pas pour lui déplaire.
Pendant ce temps, au moins, elle ne pensait à rien d'autre. Elle se représentait vaguement la musique comme une onde mystique pénétrant par ses oreilles pour venir lui laver le cerveau. Adieu, sombres pensées et interrogations qui la torturaient depuis cette soirée de tour de garde fatidique.
Elle avait eu grandement besoin de ce retour aux sources. Il lui fallait s'éloigner pour quelques temps de l’Écosse, et du monde sorcier en général. Elle n'avait jamais été du genre à voir la vie en noir, et toute cette cruauté, touts ses doutes qui se multipliaient dans sa tête, c'en était trop pour elle.
Peu de choses lui rendaient le sourire autant que de voir son père heureux, insouciant. Elle avait pris le parti de ne jamais lui dire qu'elle avait revu Junko. A quoi bon ? Depuis vingt ans, il la pensait morte, et c'était mieux ainsi. Savoir quel genre d'être la femme de sa vie était devenu ne ferait que le détruire, une nouvelle fois. Et avoir maintenant la certitude qu'elle les avait bel et bien abandonnés tous les deux, vingt ans plus tôt, c'était la chose la plus terrible qui soit, elle en savait quelque chose.
Lorsque le morceau de termina, Dorian agressa sa crash trois coups, et Eve se leva d'un bond en applaudissant le groupe d'hommes, apparemment satisfaits de leur interprétation.
- "C'était énorme ! Les Stooges n'ont qu'à bien se tenir !"
Un grand barbu aux bras couverts de tatouages vint lui claquer dans la main, tandis que les autres gars se dirigeaient vers le petit frigo pour en sortir cinq bières, qu'ils se distribuèrent entre eux, Eve y compris.
L'ambiance était vraiment détendue, et Eve se sentait bien elle aussi. Rapidement, les musiciens s'étaient mis à discuter des choses normales de la vie. Tout ça lui paraissait tellement rare, tellement, bizarrement,
normal, qu'elle s'en délectait de chaque minute.
A un moment donné, Dorian la prit à part, alors que les gars continuaient à discuter entre eux des travaux que Didier était en train de faire dans son jardin et de la balançoire qu'il avait montée pour ses gamins.
- "Honey, there's something I'd like to show you."
Un peu étonnée, mais confiante, la jeune femme suivit son père, pour n'arriver que quelques mètres plus loin, devant une masse volumineuse et indéfinie recouverte d'un vieux drap grisâtre. Dorian le retira d'un coup sec, révélant alors une moto qui ne semblait pas du premier âge, mais qui fonctionnait encore parfaitement.
- "You wanted to show me Didier's machine?
- Actually, that's yours."
Devant les grands yeux incrédules que sa fille posa sur lui, Dorian esquissa un sourire, avant de poursuivre.
- "I haven't been able to buy you a decent christmas present for twenty years... So I'm kind of trying to redeem myself right now. Do you like it?
- But... Since when can we afford to buy a bike??
- Well, let's say I did Didier some huge favors... so he sold it to me at a more than friendly price.
- Wow, Dorian! I don't know what to say... Of course I love it!"
Elle passa les jours qui suivirent à battre la campagne avec son père et ses amis, chevauchant son nouveau jouet fétiche à des allures folles, savourant le bonheur et la liberté de la vitesse.
Elle avait fait monter un side-car pour Patti, et il lui fallait désormais réfléchir à un moyen de ramener sa bécane en Écosse. Elle ne se voyait pas la laisser dans le garage de Didier jusqu'aux prochaines vacances, et ne pas pouvoir en profiter tout le reste de l'année, ça non, il en était hors de question.
Après une longue réflexion, elle en avait conclu qu'il lui faudrait utiliser la magie. Et il lui fallait les conseils du sorcier le plus doué qu'elle connaissait.
Elle transplana alors jusqu'au village sorcier où se trouvait Beaux-Bâtons, se rendit à la poste sorcière, et leur emprunta un hibou à qui elle confia le message suivant :
"Hey Phil,
what's the spell for making a fucking big item fly?
Cheers, Eve."
Now
Le vent lui fouettait le cou, lui engourdissait les doigts, mais ça lui était égal.
La moto filant à toute allure le long des falaises qui surplombaient la plage, ses cheveux volant derrière elle, Patti cramponnée de toutes ses griffes à l'intérieur du side-car, Eve ne s'était jamais sentie aussi grisée. Le soleil de midi la réchauffait à travers le cuir de son blouson, et la mer miroitait sous sa lumière. La nature était paisible, et seule sa moto venait en troubler le silence, tel le grondement d'un dragon.
Devant elle, le sentier dessina soudain un lacet. Ses lèvres rouges s'étirèrent en un sourire en coin derrière la visière de son casque ; elle allait voir ce que cette bécane enchantée pour voler avait dans le ventre.
Elle fit rugir le moteur et, exerçant une pression avec tout le poids de son corps vers l'arrière, guida la moto dans les airs. Pendant quelques secondes, ne se trouva sous ses pieds que le vide.
Elle poussa un cri sauvage, un rire dément, du bonheur à l'état pur.
Lorsque la moto se retrouva au dessus du sentier, elle entama la descente.
La roue avant heurta brusquement le sol, vrilla de côté, et Eve fut projetée comme une poupée de chiffon par dessus son guidon, tout droit vers le fond du précipice.
Fort heureusement, la CEART avait appris de bons réflexes. Alors qu'elle se sentait dégringoler dans le vide, elle parvint à rassembler suffisamment son mental pour parvenir à transplaner ; la seconde d'après, elle se retrouvait de nouveau sur le sentier, à quelques mètres de sa moto qui avait fini sa course contre un vieux chêne, et dont les roues continuaient à tourner dans le vide.
Un sentiment de panique immense s'empara d'elle.
Alors qu'elle s'empressait de retirer son casque, elle accourut vers sa moto, le coeur battant la chamade, ses jambes prêtes à flancher sous le poids de sa vive angoisse.
-
"Patti !" cria-t-elle en se jetant sur le side-car, dont elle fut horrifiée de constater qu'il était vide.
"PATTI !!!"Un aboiement se fit entendre un peu plus loin derrière elle. La jeune chienne, qui avait de toute évidence été elle aussi projetée par le choc, semblait un peu sonnée. Elle n'avançait pas droit, mais sa petite queue frétillait, et il était difficile de déterminer si elle était apeurée ou bien heureuse de s'en être sortie, lorsqu'elle accourut vers sa maîtresse, avant de se jeter sur elle pour lui lécher le visage.
Soulagée, la jeune sorcière éclata de rire, serrant sa chienne contre elle et la couvrant de baisers.
Bien vite, elle se rappela que le moteur de la moto tournait encore, elle posa la chienne au sol et se redressa pour aller l'éteindre. De toute la force de ses bras, elle parvint à redresser le bolide, le retint en équilibre sur sa béquille, pour en constater les dégâts. La tôle était toute froissée sur un côté, et les graviers y avaient tracé de vilaines rayures.
-
"Dorian va me tuer si il voit ça !" s'exclama-t-elle à l'intention de Patti, qui pencha sa tête sur le côté en guise de réponse.
Mais il en fallait bien plus qu'un peu de tôle froissée pour altérer le moral d'Eve John.
Elle laissa un sourire de bien-être illuminer son visage. Elle ouvrit son blouson de cuir, révélant un haut noir découpé juste au dessus du nombril, et orné d'un grand A blanc, pour Anarchie, sur sa poitrine. Elle portait également un pantalon de tartan percé de diverses chaînes argentées et d'épingles à nourrices, ainsi que ses rangers usées et recouvertes de la poussière sèche de la montagne.
La jeune rottweiler sur les talons, elle vint s'assoir au bord de la falaise, ses jambes pendant dans le vide.
Après avoir empli ses yeux du paysage paisible et magnifique qu'offraient la mer et le décor sauvage de la montagne, elle ferma ses paupières, et se laissa tomber dos dans dans l'herbe et la pierre, laissant le soleil lui chauffer le visage, et Patti se blottir tout contre sa taille.